Faisons comme si…
Juvénal, poète romain a connu la République. Mais il a aussi connu l’empire. Il a vu Jules César nommé Consul de Rome conformément aux lois en vigueur. Puis, il l’a vu obtenir les pleins pouvoirs conformément aussi à celles-ci afin de protéger la Cité parce qu’aux portes de la ville, le danger menacé. Ce n’était pas un privilège qui lui était accordé par le Sénat. C’était plutôt un service public qui lui était confié : être le gardien de la République. Mais, Juvénal a surtout vu César ne jamais les rendre. Il observé la déliquescence d’une démocratie qui s’était choisie, pour un temps, une institution comme garante se déliter progressivement par l’avidité de pouvoir de cette dernière. Il a vu Jules César, de consul passait à gardien et de gardien passait à empereur. Alors Juvénal s’est interrogé : Quis custodiet ipsos custodes ? Une épineuse problématique du droit public résumé en un vers : Qui gardera les gardiens ? Si ceux à qui les lois ont fait mission de nous protéger sont ceux-là mêmes qui nous mettent en danger, alors qui nous protégera des protecteurs ?
Et si l’on dit que le problème est épineux, c’est parce qu’il est en soi insoluble. Dès que l’on désignera un gardien pour garder le gardien, l’on se posera aussitôt la question de savoir qui gardera le gardien du gardien, puis celle de la garde du gardien qui garde le gardien du gardien, ainsi de suite. Aussi prudente que soit une République, il y aura toujours au bout de la chaîne un gardien qu’il faille garder. Alors pour surmonter cette difficulté, les constitutions libérales s’en sont remises à Montesquieu. L’idée est simple. Au lieu qu’il y ait un seul gardien pour la République, il y’en aura plusieurs. Chaque gardien aura un pouvoir spécifique strictement séparé des autres. Les gardiens se gardant ainsi mutuellement. C’est la séparation des pouvoirs. Dans cette configuration, l’institution qui se laisserait tenter par des abus se ferait empêcher par une autre et inversement. La Constitution de 2001 avait alors fait aussi ce pari qui du reste n’a rien d’original. Le gouvernement ne fera pas les lois, le législateur ne gouvernera pas, et le juge contrôlera le tout sans faire aucune des deux activités précédentes. La séparation des pouvoirs est une garantie pour les citoyens contre l’arbitraire. Ils auront toujours une institution vers laquelle se diriger pour se prémunir d’une autre. Force est de constater que le pari est perdu…
Le Président de l’Union transfère les compétences de la Cour constitutionnelle vers la Cour suprême. Dans celle-ci, il est le seul à y nommer les membres qui visiblement savent faire montre de gratitude. Dès lors, le pouvoir exécutif n’est plus limité par le juge puisqu’ils semblent tous deux agir de concert. La Cour suprême étant la haute de juridiction, cette gratitude semble se déverser sur tout l’appareil judiciaire qui pourrait remettre en cause son impartialité et son indépendance. Le Président de l’Union s’est débrouillé ensuite pour avoir comme Président de l’Assemblée nationale, un parlementaire allié. Réussissant par la même une prouesse unique dans l’histoire constitutionnelle, celle d’avoir un parlement présidé par un élu de la minorité parlementaire. Dès lors, le pouvoir exécutif n’est plus limité par le législateur. Celui-ci est entravé dans son expression, mais aussi dans son contrôle. Comment faire l’un ou l’autre lorsque même pour se réunir l’on a besoin de l’aval d’un président d’Assemblée acquis à la cause de celui de la République ? Dans les mains d’un homme se concentre toute la puissance du pouvoir exécutif à laquelle s’ajoute toute celle du pouvoir judiciaire et législatif. Chacun mettant obligeamment la sienne à sa disposition.
Dès lors, vers qui se tourner ? L’on pourrait s’en remettre à la justice, mais l’on craint qu’elle ne soit orientée. L’on pourrait se couvrir derrière nos représentants de la nation, mais l’on craint qu’ils ne soient muselés pour certains et complètement atones pour d’autres. L’on pourrait s’en remettre à l’alternatif des opposants politiques, mais l’on craint que ceux-ci ne soient, pour les uns sans imagination, politiquement intéressés ou pour les autres de toute façon arbitrairement enfermés. L’on pourrait s’en remettre à la pression de la presse, mais l’on craint qu’elle ne soit ou dirigée ou censurée. L’on pourrait imaginer la manifestation populaire pacifique, mais l’on craint qu’elle ne soit, au mieux interdite ou au pire, sévèrement réprimée. Tout cela est garanti par nos constitutions. L’on pourrait, mais l’on craint…
La Constitution a mis en place la République. Elle doit à ses citoyens : unité, solidarité et développement. Elle leur doit aussi et surtout le respect de leurs droits et leurs libertés. Elle avait des institutions pour ce faire, mais toutes sans exception se sont comme liguées, volontairement ou non, pour renverser l’ordre constitutionnel et marcher à rebours de nos lois et conventions. Il n’y a pas de gardien pour garder les gardiens. Juvénal n’a pas eu tort. Les gardiens ne se sont pas non plus gardés mutuellement. C’est Montesquieu qui a eu tort. Que faire quand les gardiens se sont ainsi alignés ? En réalité, les véritables protecteurs n’ont jamais été les gardiens, mais les gardés. Ils sont ceux qui les choisissent et qui posent les règles. Ils sont les seuls souverains, les seuls au final à se garder et à garder la République. Ou alors, continuer à s’en remettre à la sagesse des gardiens. Peut-être vont-ils se rappeler qu’à l’égard du peuple et de la République, ils ont des charges et non des privilèges.
Mohamed RafsandjaniDoctorant en droit public
Doctorant en droit public
Attaché d’enseignement et de recherche à l’Université de Toulon